36
Elle ne choisit pas d'être voyante. Ce don est une croix avant d'être une grâce, et le titre d'« impératrice du calvaire » qu'elle s'attribue n'est pas usurpé. Un empêchement à vivre monte peu à peu autour de ses vingt ans : une crainte devant les visages inconnus, le goût d'errer dans les collines sans être vue de personne. Emily Brontë dont elle aime l'œuvre lui est comme un modèle secret : elle aussi s'aventurait dans la lande avec son chien, cuisait le pain de la famille, donnait son cœur orageux à manger aux fantômes et n'est sortie que deux fois du presbytère paternel pour y revenir au plus vite, illuminée par son retour.
Hawthorne a grandi dans une maison glacée où personne ne se rencontrait, même aux repas. Dans son livre La maison aux sept pignons, un vieux juge contraint sa cousine Hepzibal à rester à ses côtés jusqu'à la fin de ses jours. Emily se comparant parfois à Hepzibal, il est difficile de ne pas voir Edward dans le rôle du juge geôlier. Mais personne n'est tout d'une pièce : pour apaiser Emily et l'encourager à sortir dans les rues, son père lui achète un chien, un terre-neuve à qui elle donne le nom de Carlo (le même nom qu'un personnage de Jane Eyre, un de ses livres préférés, donne à son chien).
Elle ressent de plus en plus le besoin de s'éloigner d'un monde dont « les yeux sont écarquillés » et ses déplacements bientôt se limitent à la maison d'en face. « Austin et Susan sont ma foule. » Les médecins qui ne croient pas aux âmes parleraient aujourd'hui d'agoraphobie. Le patois médical rassure plus les médecins qu'il n'éclaire sur le mal. L'agoraphobie est l'infernale maladie de ceux qui ne veulent pas sortir du paradis.